{display:none;}


DISPLAY:NONE
MELIK OHANIAN
ESBAMA • MONTPELLIER
17 NOV → 09 DEC 2011

FOLLOW EXHIBITION yesterday today tomorrow
EVERYDAY THOUGHT
Everyday a student was selected an extract of Melik Ohanian's publication
Tous les jours un extrait de texte des publications de Melik Ohanian est choisi par un participant
// Everyday a student selected an extract of Melik Ohanian's publication \\

Everyday thought

← BACK

LA SOCIÉTÉ EN RÉSEAU

Pekka Himanen

« Tendanciellement, l’éthique hacker est communicationnelle. L’Internet a créé un forum mondial qui favorise la communication entre les cultures. L’éthique hacker repose sur la liberté — liberté des personnes, de l’information. Elle est incompatible avec une « société fermée ». Je pense que cette tendance mondiale va entraîner l’effondrement des sociétés fermées. Celles-ci sont incapables de se transformer en sociétés en réseau. L’explication qu’a apportée Manuel Castells de la désintégration de l’Union soviétique se fonde en partie sur ce constat. L’URSS, étant une société fermée, fut incapable de se transformer en société en réseau. Elle avait jusque dans les années 1960 le même niveau de connaissances informatiques que les États-Unis, et il en allait de même en physique, en mathématiques, dans les technologies essentielles, dans les domaines scientifiques majeurs. Mais l’information y était confinée dans les laboratoires militaires et ne se diffusait pas dans la société dans son ensemble, ce qui entraîna son retard sur les États-Unis. Dans le monde actuel, le rôle de l’innovation, et le fait qu’elle exige une circulation de l’information qui suscite de nouvelles façons de penser, est antagoniste aux sociétés fermées. »

« Dans leur vie de travailleurs, les gens font de plus en plus l’expérience d’une lutte pour la survie malgré tous les progrès technologiques et économiques. Ils essaient fiévreusement de survivre à tous les rendez-vous et projets de la journée. La journée de travail moderne est ainsi, et elle s’étend jusqu’à notre temps de loisir. Celui-ci est également optimisé : on ne joue plus au tennis de manière ludique, il faut désormais travailler son revers, ou encore on programme le temps réservé aux repas comme on le fait pour celui consacré au travail. L’optimisation est la tendance dominante et elle s’accélère dans la société en réseau. Mais la nouvelle technologie de cette dernière offre aussi un concept de temps stimulant car elle ne permet pas seulement de faire les choses plus vite mais aussi de les faire dans un temps asynchronique, de sorte que tout le monde n’est pas obligé de travailler au même rythme. »

« En un sens, la nouvelle vision du temps dont nous parlons permet d’avoir du temps libre car l’activité est alors régie par le but assigné au projet plutôt que par le temps qu’on y consacre. »

L’INFORMEL:
LORSQUE L’IMPRÉVISIBLE SE PRODUIT

Cecil Balmond

« Aucun plan grandiose n’avait donné forme à l’ADN avant que les électrons s’agitent et cherchent des connexions ; les choses arrivent par réaction. Si l’on revient à la structure de l’atome, d’une molécule, d’un composé, d’un être humain, ces règles informelles, ces catégorisations en local, hybride et juxtaposition fonctionnent. »

« Laissons se produire un événement inattendu dont les éléments fusionnent et forment une sorte d’équilibre. Celui-ci demeure transitoire jusqu’à ce qu’une déstabilisation ait lieu et qu’un autre ordre soit recherché. »

« Le deuxième principe de la thermodynamique relève d’une idée fataliste selon laquelle tout finit par s’arrêter. C’est évidemment vrai si l’on comprend le principe dans une situation fermée et si rien de nouveau ne survient pour troubler le statu quo. Mais des accidents se produisent, des idées créatrices entrent dans le cadre de référence et cela entraîne des conséquences vraiment imprévisibles — elles obéissent à une extrapolation non linéaire et non à une extrapolation bien douillette ajustée à nos prévisions linéaires. Si je constate qu’une forme cause quelque chose puis si j’élabore un Plan avec un P majuscule accompagné de certaines conditions et trace une frontière autour de lui, dans un ans, le plan donnera raison à mes prévisions si je ne laisse rien d’autre se produire dans cette situation fermée. Mais si un seul paramètre est modifié, alors mes prévisions ne se vérifieront pas. Dès que je permets aux situations qui existent réellement dans le monde de pénétrer dans l’équation, il se produit de l’imprévisibilité et le Plan est fichu. Nous devons l’ajuster et le modifier. »

« Dans les années 1930, il y eut une mode qui voulait que l’on copie directement la nature. Je me suis toujours méfié de ce genre de chose. Ce que j’essaie de comprendre, c’est la manière dont la nature forme de la diversité, quels principes elle met en œuvre pour organiser ses éléments en unités, en multiples, la manière dont elle les reproduit. Je suis plus intéressé par les concepts structuraux inhérents à la nature que par sa littéralité. »

« Je m’intéresse aux propriétés du quantum, à la manière dont l’univers a commencé et la façon dont l’idée d’unité est née d’un processus qui déclenche à son tour des processus semblables. Ce n’est pas la littéralité qui m’intéresse mais la façon dont la diversité naît de simples impulsions dont l’enchaînement est mystérieux. »

« Si l’on fixe une limite rigide, on travaille à l’intérieur de cette limite ; mais si on part d’une position intérieure pour œuvrer vers l’extérieur, la synthèse obtenue est davantage expérimentale, moins réductrice. »

« Elle élimine l’idée d’un bon génie divin qui aurait tout vu et prescrirait comment il faut que les choses soient. Moi je m’interroge sur les possibilités qu’elles recèlent. Ce n’est pas simplement la structure de l’univers qui me fascine ainsi, mais la rétroaction et les interactions des différents éléments qui le composent. Je pense que le principe de rétroaction constitue l’aspect fondamental d’une nouvelle interrogation sur l’espace. Ce principe apporte des réponses surprenantes aux questions que soulève le constat qu’il existe des commencements sans rapport entre eux. Tous les systèmes dynamiques ont cela en commun. »

EXPERIMENTS WITH ART AND TECHNOLOGY (E.A.T.)

Robert Whitman

« Dans le cadre de l’E.A.T, j’ai aussi travaillé avec des miroirs sphériques et leurs propriétés. Je les avais expérimentés durant quelque temps avant de m’en servir dans le projet d’Osaka. Dans le pavillon d’Osaka, nous avons employé un miroir sphérique à 210°. Il se trouvait sous un dôme qu’un artiste comparait à ceux de Buckminster Fuller mais le dôme lui-même n’avait rien à voir avec le miroir. Ce n’était qu’une coquille servant à le supporter. On eut là, je crois, une idée géniale de collaboration. Les techniciens qui construisirent le dôme étaient ceux-là mêmes qui avaient fabriqué les grands satellites météo, des ballons énormes qui transportaient du matériel dans la stratosphère. Le problème était : comment faire ? C’est alors que l’on pensa à une construction gonflable. À l’époque, la seule manière de conserver la pression était d’utiliser une porte-tambour, mais le Japonais moyen n’était pas familiarisé avec ce genre de porte, si bien que ça n’allait pas. Quelqu’un pensa alors qu’à l’intérieur du dôme il y avait une pression négative qui aspirerait littéralement le miroir dans le bâtiment. Ce fut donc la solution retenue. »

« On se voyait et l’on voyait tout le monde suspendus tête en bas dans l’espace mais personne ne voyait la même image en entier. C’est là une autre idée que j’ai creusée avec le temps. Il n’est écrit nulle part que tout le monde doit voir la même chose en même temps. Les auteurs de la performance devaient comprendre que ce qu’ils faisaient serait vu autrement selon les endroits, ce que je trouve une idée fantastique. David Tudor conçut un système sonore ambitieux qui permettait aux sons d’être produits dans le dôme. On pouvait ainsi avoir un son qui montait ou descendait dans le dôme ou sur son pourtour ou deux sons différents qui allaient et venaient à travers l’un de l’autre ; c’était un système sonore très complexe. Fujiko Nakaya, un artiste japonais, mit au point un système de brouillard dans lequel baignait l’intérieur du dôme. Ce fut vraiment un projet réalisé en collaboration et que l’on pourrait à certains moments et d’une certaine manière qualifier d’œuvre d’art. »

LE SPECTACLE DE L’ESPACE

Charles Musser

« Le temps et l’espace sont souvent figure et fond. Le film ou l’œuvre d’art semble parfois mettre l’un ou l’autre au premier plan, mais le spectateur peut déplacer son attention et se concentrer sur ce que le film ou le cinéaste ne fait apparemment pas ressortir. »

« Au début du cinéma, du moins chez les frères Lumière, on mettait la pellicule en marche et on la faisait tourner jusqu’à la fin. Il en résultait une temporalité très linéaire et très puissante, mais qui accentuait aussi les espaces dans lesquels l’action se déroule. Les titres à eux seuls sont éloquents à cet égard : La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895), L’Arrivée du train en gare de La Ciotat (1895), etc. Même lorsqu’il n’était pas fait mention de l’espace dans les titres, il était lui-même au cœur du film. »

« On présentait divers sujets sur le Vitascope d’Edison. Ce pouvait être une danseuse qui, telle Annabelle Whitford, exécutait la danse du Serpentin et celle du Papillon. Si les films étaient bien projetés, on avait presque l’impression qu’elle dansait continuellement, comme s’il s’agissait d’un seul plan séquence dont la narration eût été fragmentée dans la tête du spectateur. On ne remarquait même pas à quel endroit le film commençait et finissait ; il aurait aussi bien pu continuer sans arrêt. Le temps, bien qu’infini du fait de cette répétition potentiellement illimitée, était presque suspendu. C’était l’espace, en principe stable, qui avait la suprématie. »

« Ohanian a pourtant davantage en commun avec Griffith qu’on pourrait le penser. Ce qui les intéresse tous deux, c’est de présenter des espaces multiples qui se déploient simultanément. Chez Ohanian, le spectateur est libre de regarder tel ou tel écran — ou les sept en même temps. Il est libre d’examiner les liens qui relient le déroulé des images. »

« Peut-être conviendrait-il de mettre un terme à ces remarques sur la façon dont le temps et l’espace s’imbriquent au commencement du cinéma pour examiner plutôt des premières méthodes de projection, dans la mesure où elles pourraient se refléter dans celle d’Ohanian. »

The end of the world

Jean-Luc Nancy

« Il y avait des lieux comme la forêt, la mer, le rivage, le champ, la clairière (allusion à Heidegger !), ou encore, sans doute, l’agora, la place du village, l’église, l’asile, le château, la ferme, la chambre, et aussi les déserts, les montagnes, les terres inconnues, les terres interdites, les tombeaux,[…] aux lieux correspondaient des fins déterminées, à l’église la prière, à la mer la pêche, au désert la retraite, etc. Mais aujourd’hui les fins s’emboîtent indéfiniment les unes dans les autres : par exemple, on pêche pour manger du poisson, mais pour pouvoir pêcher il faut préserver les espèces, voire les mettre en culture, et les possibilités de pêche, les routes maritimes, le maniement des engins de pêche, leur contrôle, etc. Il faut des conventions internationales, des protocoles sur les natures, structures et tailles des engins, la circulation des bateaux. Il faut réglementer le commerce. Pour cela il faut des ingénieurs, des comptables, des contrôleurs, des gestionnaires. Des écoles, des institutions, des filières de formation. A chacun de ces postes correspond un étoilement de fonctions créées, et ainsi de suite. Si bien que la finalité « manger du poisson » se perd en quelque sorte dans ce maillage serré d’autres ensembles de moyens-et-fins. […] D’un mot, on pourrait dire : les fins intermédiaires cancérisent les fins finales. »

« Il se trouve que la représentation du « sens » comme accomplissement d’une signification dernière n’est qu’un aspect très limité des possibilités de la pensée. Nous avons fini par nous habituer à une représentation très étroite, celle, par exemple, d’une cause qui rend compte des effets (pourquoi y a-t-il de l’eau ? parce qu’il y a eu telle combinaison d’atomes…), ou bien celle d’une fin (pourquoi de l’eau ? pour favoriser les échanges chimiques dans la mobilité de l’élément…), et nous avons transposé cela tantôt sur le concept global d’une « nature », tantôt sur celui d’un « dieu », tantôt sur celui d’un « homme » et de son « histoire », de sa « rationalité » et de sa « prospérité » ou bien de sa « liberté ». Mais nous sommes maintenant au bout de ces constructions de visions ou de conceptions du monde. Alors nous pouvons découvrir que les grandes pensées du sens ont toujours comporté, de manière essentielle, une tout autre dimension : celle d’un sens sans fin, d’un sens en écart, en absentement, comme on voudra. »

THE AMERICAN NATIONAL EXHIBITION IN MOSCOW

Beatriz Colomina [1959]

Le multimédia en 1960 : un nouvel espace et le nouvel impact de l’image.

« En 1959, Charles et Ray Eames participèrent à la planification d’une grande exposition américaine à Moscou, censée rendre la politesse aux Soviétiques à la suite de celle qu’ils avaient présentée cette année-là aux États-Unis. Les Eames se rendirent compte tout de suite qu’ils n’auraient pas assez d’espace malgré la quantité de mètres carrés mis à leur disposition pour l’exposition. Le film fut donc conçu au départ comme une manière d’agrandir l’espace de façon à en réserver davantage à l’exposition elle-même. Le premier fait : deux architectes qui conçoivent un film en tant que moyen de gagner de l’espace pour ce qu’ils veulent communiquer. C’est ensuite que leur vint l’idée du film à écrans multiples, qu’ils n’avaient pas encore mis au point et qui aura une grande influence dans les années 1960 sur toutes les expériences réalisées par des artistes avec le multimédia et le cinéma expansé. »

« Le film, intitulé Glimpses of the USA (« Regards sur les États-Unis »), fut projeté sur sept écrans géants (environ 7 x 10 mètres) ayant la forme de téléviseurs. Les angles des écrans étaient arrondis, chose intéressante lorsqu’on sait que la télévision n’avait un public de masse aux États-Unis que depuis une décennie. Le film comportait des milliers de photos et quelques images en mouvement assemblées sur sept bobines. Il n’y avait pratiquement pas de mouvement de caméra. Toutes les images étaient des montages de diapositives prises par les Eames eux-mêmes ou collectées à partir d’un certain nombre de sources, des magazines populaires comme National Geographic, Life, Vogue, etc., mais aussi à partir de photographies de la NASA. Il y avait parfois des images en mouvement — Billy Wilder et Marilyn Monroe dans Some Like It Hot, par exemple —, du jazz ou de courts extraits représentant la vie en usine. Les sept projecteurs étaient enclenchés les uns aux autres de manière à projeter simultanément. Toutes les images étaient différentes mais portaient à tout moment sur le même sujet général. Ainsi, le film débute par des étoiles sur tous les écrans et le propos d’accompagnement dit que les étoiles du ciel sont les mêmes aux États-Unis et en Union soviétique ; il se termine sur des images où l’on voit des gens s’embrassant avant de se séparer pour la nuit. Les Eames voulaient montrer que nous appartenons tous au même cosmos et que nous sommes tous identiques sur le plan affectif. C’était un appel à la paix face à la course aux armements. Si nous formons en un sens une seule famille, nous ne devrions pas nous entretuer. »

« Les Eames avaient fait des études scientifiques sur la capacité d’absorption des images par le public. Ils comprirent ce qui allait se banaliser et être extrêmement utile au monde de la publicité, à savoir que nous sommes capables d’en assimiler plus que nous pensons. Les Eames voulaient faire sentir qu’on ne les retient pas toutes, et cela constitua un aspect très important de leur compréhension de la communication. Il arrivait un moment où l’on était submergé de plus d’informations qu’on en pouvait assimiler et où une partie du cerveau commençait à faire des connections ». Il y avait à Moscou plus d’images et plus d’écrans qu’il n’était possible d’en voir à n’importe quel moment donné parce que ces derniers étaient non seulement très grands, mais étaient aussi suspendus à un dôme très élevé conçu par Buckminster Fuller. Lorsqu’on était debout sous ce dôme, les yeux levés tel un Lilliputien, il était presque impossible de voir tous les écrans à la fois. Votre angle de vision vous ne le permettait pas, ce qui était également délibéré. »

« Le film ressemble à un œil qui nous regarderait du haut du ciel. Bien que les Américains fussent terrifiés à l’idée d’être vu par un tel œil, le film reproduit ce que fait le Sputnik parce qu’il agit comme un mécanisme de surveillance faisant progressivement un zoom dirigé sur nous d’en haut. On a d’abord les constellations célestes puis les vues aériennes et l’on se retrouve ensuite devant la porte des maisons où l’on pénètre pour regarder leurs occupants prendre leur petit déjeuner et s’embrasser : une vue intime de la vie privée projetée sur les écrans les plus publics qui soient. »

« Entrer dans le dôme était une expérience entièrement différente de celle que l’on a en entrant dans un bâtiment public traditionnel, le film à écrans multiples offrait un nouveau type d’expérience spatiale, l’ordinateur un autre encore. »

« À cette époque, la majorité des intellectuels américains se représentaient les ordinateurs comme des objets terrifiants. Les Eames, eux, les aimaient. IBM les engagea finalement pour diffuser le message selon lequel les ordinateurs étaient sans danger et que les architectes ainsi que les planificateurs pouvaient les utiliser dans leur travail. Le fait que le film à écrans multiples réalisé par les Eames pour le pavillon IBM de l’Exposition universelle de New York en 1964 fût intitulé I THINK et eût pour but de convaincre la population que les ordinateurs pensaient de la même manière que le cerveau organise des bits et des informations n’était pas insignifiant. »

« L’expérience qu’ils voulaient réaliser avec ce film à écrans multiples, est simplement adaptée à l’ère des technologies nouvelles. Ce qui revient à dire que ce n’est pas parce que nous disposons de ces technologies que nous devons renoncer à notre vécu corporel. Celui-ci était très important pour eux. L’architecture mobilise toujours tous les sens. »

« Aujourd’hui, nous sommes constamment entourés d’images. Ainsi, il suffit de penser à ce que signifie l’introduction récente dans les avions d’écrans individuels à l’arrière de chaque siège. Les avions sont désormais surpeuplés et insupportables. Pourtant, ces petits écrans créent un monde virtuel autour de notre espace exigu, ce qui nous permet d’avoir un peu d’intimité au milieu de cet encombrement épouvantable, un petit espace domestique avec chaise/lit, table, télé et vue sur le paysage de son choix. »

CRÉOLISATION ET DOUBLE-CONSCIENCE

Paul Gilroy et Édouard Glissant

« Comment pourrions-nous commencer à construire un réseau de communication qui facilite la matérialisation d’échanges diversifiés sur ces matières ? Quelle contribution l’Europe devrait-elle apporter pour faire évoluer les tâches politiques qu’implique la création de formes de démocratie n’obéissant pas au codage par la couleur de la peau ? Comme je l’ai dit, l’accent mis sur l’Atlantique noire brise le modèle voulant que toutes contingences d’Amérique du Nord soient intrinsèques au fonctionnement général de la division raciale. Nous avons cependant affaire ici à un autre problème de fond : les États-Unis doivent-ils être le centre mondial de la politique raciale comme ils le sont de tant d’autres choses, la source unique du code et de la signification qui animent partout la question raciale ? Ne devrions-nous pas plutôt, et c’est la position que je privilégie, considérer les États-Unis comme un lieu post-colonial de plus, où les traditions raciales, l’absolutisme ethnique et la ségrégation gouvernent les opérations d’une économie et d’un État fracturés ? Comment comparer cette histoire américaine de la question raciale et des rapports raciaux à des exemples tirés d’autres endroits où le racisme et la hiérarchie raciale fonctionnent très différemment ? La radicalisation politique dans sa variante américaine représente-t-elle l’avenir de tout le monde sur la planète ? »

« Je suis très touché par la manière dont Édouard Glissant a mobilisé ce que je pense dans mes concepts d’une écologie de l’appartenance qui devient une force décisive. Je suis d’accord avec lui sans réserve sur le fait que la créolisation de la planète est la question qui nous occupe et qu’il importe d’empêcher que cette créolisation ne devienne une trivialité du langage de la multitude qui l’entendrait de manière impropre, qui la laisserait glisser entre ses doigts. Et je constate aussi que l’on attache une grande valeur et que l’on consacre beaucoup d’énergie à élaborer une géopolitique différente. En même temps, je viens d’un archipel — la Grande-Bretagne — où la cruauté et la brutalité deviennent le point d’articulation où l’hémisphère se sépare et, sans vouloir passer pour l’un des anarchistes du roman de Conrad, L’Agent secret, qui cherche vainement, de mauvaise foi, à faire sauter ce méridien, l’enjeu est pour moi de faire éclater cette opposition. Je ne peux accepter que l’opposition continent/archipel soit le principe explicatif de cette re-territorialisation de la créolité. Le problème est bien de re-décrire la pluralité en tant que créolisation, mais je ne vois pas très bien encore de quelle manière la dé-provincialisation de l’Europe tirera profit de l’histoire des Caraïbes, des grandes Caraïbes, des Caraïbes qui s’étendent de la Nouvelle-Écosse à Bahia. »

THE WORLD GAME (LE JEU DU MONDE)

Medard Gabel

« Le première « world game » prit la forme d’une proposition qui resta à l’état de projet. En 1967, Fuller fut choisi comme architecte du pavillon américain à l’Exposition universelle de Montréal. Sa candidature fut retenue parce qu’il avait été l’architecte de certains autres pavillons américains auparavant. Le client, en l’occurrence, fut l’U.S.I.A (United States Information Agency). Fuller construisit un énorme dôme de plus de 72 mètres de diamètre, que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre. Il ne fut engagé que pour concevoir la coquille de ce bâtiment mais, étant ce qu’il était, il proposa d’en concevoir aussi le contenu. Ce contenu, il le décrivait comme un grand jeu de logistique, un jeu auquel on viendrait jouer des quatre coins du globe pour essayer de voir comment faire fonctionner le monde. La première semaine pourrait porter par exemple sur l’alimentation et l’équipe ou l’individu gagnant — qu’ils fussent de Paris, de Moscou, de Tanzanie ou de Pékin — serait celle ou celui qui montrerait de quelle manière il était possible de nourrir toute la population de la planète. La deuxième manche serait remportée par l’équipe capable d’indiquer une manière d’éliminer la malnutrition en plus de la famine et peut-être aussi de procurer de l’eau potable à tous. La troisième manche serait gagnée par l’équipe qui montrerait comment réaliser tout cela en six ans et à moindre coût en utilisant différentes technologies. La semaine suivante serait consacrée à l’énergie puis aux soins médicaux, à l’éducation et à l’environnement pour revenir finalement à l’alimentation. Il s’agissait d’élaborer des stratégies toujours plus convaincantes, assez convaincantes pour qu’on les mette en œuvre. Fuller et compagnie, y compris moi-même, étaient convaincus que de puissants arguments économiques militaient en faveur de l’élimination de l’analphabétisme, de la faim, de l’eau polluée, de la malnutrition et du manque d’accès aux soins médicaux. On pouvait trouver des arguments économiques convaincants en faveur de toutes ces causes. Buckminster Fuller inventa la « world game » en regardant le monde comme un tout avec l’idée que nos ressources et notre technologie étaient suffisantes pour assurer le bien-être général. Cela l’incita à s’interroger sur la manière de procéder pour que le monde fonctionne pour toute la population de la planète. Ce point de vue planétaire lui avait été révélé lorsqu’il était dans la Navy. Fuller avait vu qu’au Pentagone et au Kremlin les planificateurs considéraient le monde d’un point de vue planétaire en se mettant en quelque sorte dans la situation de joueurs. »

« L’invention décisive fut celle d’une carte gigantesque de la taille d’un terrain de basket-ball. Elle faisait plus de vingt mètres de longueur par douze de largeur. Sur cette carte géante, le monde était placé sous la responsabilité des gens — des gens ordinaires, des étudiants, des dirigeants d’entreprise, voire des chefs d’État. Les uns se voyaient confier l’Afrique, d’autres la Chine, l’Inde, le Sud-est asiatique, l’Amérique du Nord ou l’Europe. »

« Notre première démonstration avec la carte géante eut lieu à l’université du Colorado à Boulder lors d’un congrès sur la situation mondiale et la suivante lors de la rencontre annuelle de la World Future Society. Ronald Reagan était alors président des États-Unis, la guerre froide était à son paroxysme et il y avait des gens qui discutaient d’une éventuelle guerre thermonucléaire en « termes rationnels ». Une telle guerre était de la folie pure, mais les Soviétiques et les Américains fabriquaient néanmoins des milliers d’armes nucléaires. C’est à peu près à cette époque que l’on apprit une chose qu’on ne savait pas réellement jusque-là, à savoir qu’il y avait 50 000 armes nucléaires sur la planète. À Washington, une petite cellule de réflexion, The Center for Defense Information, dirigée par d’anciens amiraux de la marine américaine favorables à la paix, divulgua cette information et c’est alors que nous avons eu l’idée de montrer sur la carte géante ce que cela signifiait. Nous avons calculé la superficie du territoire qu’une déflagration nucléaire d’intensité moyenne rendrait inhabitable pour l’espèce humaine et d’autres formes de vie si elle survenait à l’échelle de cette carte. Il s’avéra que ce territoire était à peu près de la taille d’une pièce américaine de dix cents, ce qui est aussi celle d’un jeton de bingo aux États-Unis. Nous en avons acheté 50 000. Ils étaient d’un orangé phosphorescent, de la couleur d’une boule de feu. À un moment donné, durant l’atelier de la « world game », nous les avons tous répandus sur la carte. Si vous faites le calcul, si vous prenez la surface de ce petit jeton circulaire et la multipliez par 50 000, vous découvrirez que l’on pourrait paver toute la superficie terrestre avec ces jetons. Cette conclusion ne serait pas apparue si nous avions posé les jetons un à un, mais ce n’est pas ce que nous faisions : nous en vidions des boîtes entières sur la carte. C’était une expérience incroyablement spectaculaire, très forte. On laissait tomber les jetons sur la carte et l’on voyait immédiatement quelle apparence prendrait le monde si nous étions assez insensés pour utiliser systématiquement toutes ces armes. Certains de participants à l’atelier se taisaient, abasourdis, d’autres pleuraient. Nous ne faisions rien pour rompre ce silence. Lors de chacun des événements que nous avons réalisés – ils se comptent par centaines –, les gens ramassaient les jetons sans qu’on le leur dise. Quelqu’un pénétrait sur la carte et en prenait un ou l’écartait d’un coup de pied colérique et alors tout le monde s’y mettait et les remettait dans les boîtes. Nous en profitions pour faire remarquer : « Ce que vous venez de faire, il faudrait le faire dans le monde réel. » C’est aussi de cette manière que nous mettions généralement fin à un atelier. Nous disions alors aux participants : « Vous venez de jouer à la « world game » mais le monde réel est à l’extérieur et il faut maintenant que vous y fassiez ce que vous avez fait ici. » « Nous nous adressons à des gens à qui la « world game » peut être vraiment profitable. Celle-ci est un outil très efficace pour quiconque veut apprendre à connaître la planète, ses ressources, ses problèmes et les choix qui s’offrent à elle. La « world game » permet aussi aux participants d’affiner leur vision de ce que le monde devrait être en réalité, et cela tout en s’amusant. »

LA MONDIALISATION ET LES PRINCIPES DU COSMOPOLITISME

David Held

« Je pense que la mondialisation est avant tout une question de relations spatiales. Elle n’a rien de très mystérieux. Nous pouvons la comprendre selon un certain nombre de paramètres. C’est un processus qui étire de plus en plus les rapports humains, les connexions et les réseaux dans l’espace, et je dirais aussi, en réalité, dans le temps. La mondialisation sous sa forme la plus stéréotypée — marchés financiers, relations commerciales, multinationales – a conquis l’espace et rendu le temps des transactions insignifiant. »

« Le mouvement de population autour du monde aujourd’hui, même vers les États-Unis, est un signe que les gens veulent se déplacer et aller à des endroits attrayants et différents. L’étirement des relations humaines à travers l’espace nous libère de mille manières du fardeau de la tradition et de l’étroitesse du local en créant la possibilité d’une médiation, d’un échange. Ce n’est pas nouveau. C’est en cours depuis longtemps. La plupart des cultures sont cosmopolites et non fondées uniquement sur l’ethnie ou la nation. »

« Le pouvoir est la capacité de faire que quelque chose arrive ou non. Aujourd’hui, au niveau mondial, dans l’économie mondiale et sur les marchés financiers mondiaux, les règles sont celles qui déterminent les conséquences de la distribution. Le pouvoir prend la forme de tous les accords gouvernementaux qui fixent les règles de répartition des échanges. »

« Dans le système de l’entre-deux-guerres, il y avait place pour un concept de victoire et d’ennemi. Aujourd’hui, les États-Unis, malgré leur supériorité militaire, peuvent se faire mener en bateau et sont vulnérables en Afghanistan et en Irak. La force militaire ne suffit pas pour s’assurer la maîtrise fût-ce du champ de bataille. »

« La mondialisation, comme la plupart des changements vécus par l’humanité, est faite d’occasions et de risques, de possibilités et de destructions. »

« La grande question maintenant est de savoir comment réinventer des concepts de responsabilité, de transparence et de démocratie qui correspondent à notre ère planétaire. Il faudrait un système de gouvernement cosmopolite qui donne un pouvoir juridique égal au local, au national, au régional et au mondial. »

«  Nous entrons toujours davantage dans un monde de communautés nationales qui placent leur avenir et la maîtrise qu’elles en ont dans ce que j’appelle des communautés de destin qui se chevauchent, où le sort des peuples est de plus en plus imbriqué (…). Mais cet entrelacement de destinées à des plans différents de l’activité humaine signifie-t-il que nous deviendrons tous cosmopolites ? Reconnaîtrons-nous nos liens réciproques et aurons-nous davantage de valeurs en commun ? La réponse à cette question est en suspens. »

« Le cosmopolitisme est la philosophie politique et morale de notre ère planétaire, la seule à pouvoir aborder correctement les interconnexions de nos destins selon toutes ces dimensions. Mais aurons-nous les institutions politiques capables de rendre ces idées efficaces à court terme ? Les opposants à cette philosophie du cosmopolitisme disent que c’est une autre forme d’universalisme, une autre église. Le monde n’a pas besoin de plus d’Églises. À cela je réponds : la philosophie politique du cosmopolitisme, avec sa reconnaissance de l’égalitarisme et la priorité accordée aux valeurs consensuelles est la seule philosophie politique qui tente de créer une manière non coercitive de vaquer à ses affaires et de vivre, mais à l’intérieur des contraintes de la bienséance. La démocratie est la seule voie vers ce cosmopolitisme. Je reconnais que c’est une Église, une autre forme de philosophie universelle, mais au moins c’est une Église démocratique. Elle n’est pas sous la coupe du marché ni sous celle du G7. Elle se rattache à un désir fondamental qui n’est pas trans-historique, qui s’est manifesté à un moment historique en Europe et au-delà, mais qui relie désormais tous ceux qui désirent vivre comme ils l’entendent. »

« Je dis ceci à notre poseur de bombes ou à nos jeunes hommes en colère, qu’ils soient juifs en Israël, combattants islamiques ou chrétiens fondamentalistes aux États-Unis : je ne veux pas de votre fondamentalisme traditionnel particulariste parce qu’il ne vous permet pas de reconnaître la différence et que les valeurs dont celle-ci est porteuse sont nécessaires à la bonne vie à laquelle chacun tient à juste titre. Or, il n’y a qu’une seule philosophie politique qui tienne compte de la médiation non coercitive de ces différences, une seule, et c’est la culture d’un cosmopolitisme démocratique.
Cette philosophie est dialogique et non monologique : elle se préoccupe essentiellement de valeurs qui reconnaissent l’autonomie individuelle. Ce n’est pas une philosophie impérialiste. Elle n’a pas d’ambitions territoriales ; le cosmopolitisme aspire au contraire à trouver des moyens de médiation entre communautés dont les destins se chevauchent. »

VERS UNE DANSE PLANETAIRE

Anna Halprin

« Le travail de ma première période, la période avant-gardiste, portait sur l’effacement des frontières. Mon travail initial, tel qu’il m’apparaît aujourd‘hui, a consisté à redéfinir la danse : à faire table rase et à éliminer les oripeaux de la modern dance qui se sont incrustés dans notre culture. »

« Je voulais revenir aux principes du mouvement, et cela en commençant par le lieu le plus intime : l’intérieur du corps, le système squelettique et nerveux, les organes et les muscles. J’entrepris d’étudier la manière dont le corps se meut selon les principes de la nature. »

« Je me suis demandé : « Comment te déplaces-tu naturellement ? Qu’est-ce qui motive le mouvement ? » Je me suis donc mise à observer la mouvement dans la vie quotidienne en commençant par ce qui en lui était naturel, c’est-à-dire les mouvements orientés vers une tâche : ceux que l’on accomplit en déplaçant, en transportant des objets, en les poussant et en les soulevant, en se bousculant, en s’étirant, en tenant quelque chose, etc. »

« Je fus particulièrement impressionnée par une danse du maïs lors de laquelle une mère tenait son enfant dans ses bras en le faisait sauter au rythme des danseurs, lui apprenant ainsi à danser. »

« J’ai introduit le processus de la danse planétaire en Suisse, en Allemagne, en Australie, en Israël, en Égypte et au Japon. Les participants nous renvoyaient de la documentation sur la manière dont ils la dansaient dans leur communauté et sur les problèmes auxquels était confrontée cette dernière. »

« Une chorégraphie prescrit une activité : que va-t-on faire et où ? Elle suppose un espace, une temporalité et la présence de participants. Si l’on a ces quatre éléments, on a créé quelque chose. Une chorégraphie est une activité dans un espace ou sur un emplacement. De combien de temps et de participants disposerez-vous ? On peut avoir des chorégraphies très ouvertes ou fermées. »

« Je réfléchissais en me rendant au studio à la manière dont j’allais présenter la chose lorsque j’ai vu des vautours qui volaient en cercle dans le ciel. Ils avaient sans doute repéré une charogne. Je me suis dit : « Voilà un bel exemple de chorégraphie fermée. » Pour faire la démonstration de que j’entendais par là, j’ai demandé à tous les participants de se mouvoir à l’unisson comme les vautours de manière à garder tous le même rythme. Je me suis aperçue que le fait de courir toujours dans la même direction les fatiguait car leur poids portait davantage sur une jambe que sur l’autre et je leur ai donc dit de courir dans l’autre sens. Puis cela a « pris », couche par couche. On ne peut pas courir sempiternellement sans motivation. Je m’étais fait la réflexion que s’ils couraient pour quelqu’un à côté d’eux, pour ainsi dire, et sentaient que quelque chose en dehors d’eux-mêmes dépendait de leur capacité à exécuter correctement ce pas de course, la chorégraphie s’amorcerait. »

« Le « maintenant»  dans la danse est particulièrement crucial parce que tout est fugace. Vous exécutez un mouvement et vous vous rendez aussitôt compte qu’il a disparu. Il ne laisse pas d’images dans l’espace comme le dessin et la peinture. C’est pour cette raison que j’utilise une imagerie. Celle-ci crée un lien visuel condensé susceptible d’extérioriser une expérience très intérieure. Pour exécuter une danse, il faut recréer le « maintenant ». On ne peut pas se représenter le mouvement dans sa tête et se contenter de l’illustrer. »

LES ORIGINES DU JARDIN BOTANIQUE EUROPÉEN

Richard Drayton

« Les premiers jardins botaniques apparaissent au XVIe siècle à Padoue et à Pise en Italie puis, entre 1580 et 1590, à Leyde aux Pays-Bas, à Montpellier en France (à quelques mètres seulement de l’endroit où nous nous trouvons actuellement) et à Oxford au début du siècle suivant. Dans ces jardins on constate les effets convergents d’un symbolisme judéo-chrétien, d’idées magiques de type divers relatives aux correspondances entre le microcosme et le macrocosme ainsi qu’une réponse pratique à la nécessité pour les médecins de connaître et comprendre les diverses vertus curatives des plantes. À Leyde ou à Oxford, on assiste à une tentative de récréer au sens propre le Paradis terrestre à l’intérieur de l’espace clos du jardin botanique : le hortus conclusis est une sorte de microcosme du monde entier. »

« Mais des tensions finirent par se manifester entre les représentations du jardin comme ornement, comme espace médicinal, comme espace scientifique, etc. L’idée même du jardin botanique contenant toutes les plantes du monde apparut très rapidement pour ce qu’elle était : utopique. Il y a tout simplement trop de plantes dans le monde. »

« Le « jardin cosmogramme » de Kew fut […] l’incarnation botanique des rapports de pouvoir mondiaux dont l’Empire britannique tirait les fils. Les espaces de plantes ornementales de Kew — ses serres tempérées et tropicales, ses massifs de cèdres de l’Inde et de pins d’Amérique du Nord — offraient au public britannique le spectacle d’un monde réconcilié. »

« Toutefois, par un paradoxe tragique, les mêmes processus impérialistes qui étaient à l’origine de cette accumulation d’une nature variée à Kew entraînèrent une déforestation et l’introduction de cultures économiques qui conduisirent à l’extinction de milliers d’espèces. D’une certaine manière, Kew est un monument à une vague massive de destruction, un peu semblable aux collections anthropologiques que les Européens constituèrent à partir des cultures indigènes de toutes les parties du monde. »

« Je travaille maintenant à une histoire des Caraïbes dont le titre est The Caribbean and the Making of the Modern World (« Les Caraïbes et la formation du monde moderne »). Je commence par la géologie et la géographie, faisant débuter l’histoire aux premières éruptions volcaniques qui ont produit la plaque caraïbe quelque part dans le Pacifique. »

« Je passe ensuite à l’histoire humaine où il est question pour l’essentiel de la convergence de quatre diasporas différentes, de quatre vagues migratoires. »

« La culture caraïbe fut la première à être vraiment mondiale, le premier espace auquel tous les ancêtres pouvaient prétendre avoir leur part. Les Caraïbes furent le creuset d’une grande partie de l’expérience moderne. C’est là que idéologies et les institutions du colonialisme européen se cristallisèrent d’abord avant d’être exportées ailleurs dans les Amériques et dans le monde. Elles furent le creuset dans lequel la toxine du racisme se déposa par précipitation pour la première fois mais elles furent aussi le premier endroit qui en secréta l’antidote dans la mesure où les peuples de ces espaces furent les premiers à apprendre à vivre avec des gens venant de communautés culturelles lointaines et différentes. »

« Il ne s’agit pas de remplacer un européocentrisme en faillite par un « caraïbocentrisme », mais plutôt de repenser tous les récits de la modernisation, leurs histoires simplistes selon lesquelles le passé aurait nécessairement fait le présent. »

Montpellier, 24 Août 2004

L’EXPÉRIENCE DE L’« ÊTRE »

Jane Poynter

« Biosphère 2 était censé être non seulement un outil scientifique ou une entreprise d’ingénierie, mais aussi un manifeste artistique. Son architecte principal avait été élève de Frank Lloyd Wright. La forme tout entière obéit à la fonction, elle l‘épouse. »

« Les fondateurs étaient des gens intéressants. Ils commencèrent à un moment donné dans les années 1960 à suivre la trajectoire qui allait les conduire à Biosphère 2. Certaines des chevilles ouvrières du groupe venaient du mouvement hippie, ils avaient vécu en communauté avec le Guerilla Theater. L’un deux, John Allen, une personnalité centrale, était sorti de l’École des Mines du Colorado ainsi que de la Harvard Business School. Il était très brillant ; il avait une mémoire d’éléphant. L’un des problèmes du mouvement hippie était qu’il n’avait ni buts ni objectifs. On se contentait de se défouler en faisant des trucs et des machins qui n’allaient vraiment nulle part. Dans ces communes, il n’y avait pas vraiment de leadership ou de concept de leadership. L’anarchie ne pouvait vous mener plus loin. Les drogues constituaient aussi un problème grave. On restait là à planer, à ne rien faire. Mais, en réalité, les membres de ce groupe particulier voulait faire quelque chose. Ils formèrent une commune anti-commune et déménagèrent au Nouveau-Mexique. Ils se mirent à travailler à divers projets écologiques autour du monde. »

« En 1982, se tint un colloque intitulé « The Galactic Conference ». À la fin de la présentation, l’idée de biosphère était dans l’air, mais à ce moment-là la notion était beaucoup plus folle que Biosphère 2. Le groupe voulait construire un château spatial à la Gerard O’Neal (celui-ci était un scientifique et ingénieur passionné par la colonisation de l’espace NdT) où l’on aurait une biosphère à l’intérieur du vaisseau spatial. C’est de là qu’est né le projet de construire sur terre une biosphère fermée. L’idée d’éventuelles applications spatiales fut d’emblée présente. »

« On acheta le terrain en 1984 en Arizona, une région très ensoleillée où il n’y a pas de tremblements de terre. De 1984 à 1991, nous avons conçu et construit en même temps la biosphère. Finalement, en 1991, nous y sommes entrés tous les huit : notre première mission de deux ans débutait. Nous avons commencé à vivre à l’intérieur, quatre hommes et quatre femmes enfermés hermétiquement ; dans ce qui était essentiellement une biosphère en miniature, nous recyclions notre air et notre eau, cultivions toute notre nourriture. La grande question était : « Est-ce que ça marchera ? » Cette biosphère, où les rapports de masse entre la terre arable et les plantes, entre l’atmosphère et l’eau, étaient complètement différents, pourrait-elle durer tout ce temps ainsi habitée par des êtres humains ? Surtout, tiendrait-elle sans s’effondrer pour une raison qui nous échapperait et contre laquelle nous ne pourrions rien ? C’est ce que nous voulions savoir. Le but principal de cette première expérience de deux ans fut de répondre à la question : Est-ce possible ? Peut-on construire une biosphère artificielle ? Ou celle-ci se transformera-t-elle en moisissure verte pour des raisons inconnues ? » Certaines personnes nous prédisaient : « Vous allez tous mourir d’une infection terrible. » Si quelque chose était défaillant dans le système, nous voulions tout particulièrement savoir pourquoi et comment y remédier. À la fin de nos deux ans, nous avions été confrontés à plusieurs problèmes graves mais nous les avions identifiés et, chose plus encourageante encore, nous savions comment les résoudre. Au cours des deux premières années, nous avons manqué de nourriture mais non lors de la deuxième mission. Nous étions assez nourris, quoique les calories nous fussent comptées. Notre niveau d’oxygénation était également bas et nous nous acclimations mal pour diverses raisons. Tout cela nous affectait psychologiquement et en même temps nous étions en forme tels de bons Anglo-saxons. Le fait que le niveau d’oxygène avait décliné durant les deux premières années ne laissait de nous inquiéter. Il nous fallut calculer combien en contenait au départ la biosphère et comprendre la cause de sa déperdition. On y parvint grâce à des analyses isotopiques : la forme de compost que nous mettions dans la terre contenait trop de carbone organique. Lorsque les microbes décomposaient le compost, ils retiraient de l’oxygène de l’atmosphère et y remettait en même temps du dioxyde de carbone. Si l’on enferme la vie dans des écosystèmes passablement complexes, elle durera si on limite certaines substances nutritives, surtout le carbone et l’azote, exactement comme sur la Terre, dont les ressources sont limitées. On a aussi besoin d’une alimentation constante en énergie, comme sur la Terre. Toutes sortes de phénomènes psychologiques bizarres ont commencé à se manifester. Nous avions des remémorations fulgurantes ; il m’arriva vraiment, à l’état de veille, de rêver des scènes de mon enfance. Je ressens encore l’émotion que m’a procurée cette expérience, on aurait presque dit une hallucination. On sait que ce les explorateurs éprouvent quelque chose d’analogue dans l’Antarctique lorsqu’ils y passent tout l’hiver. Le plus dur dans la biosphère, et je suppose qu’il en allait de même pour les autres, c’est que tout à coup il n’y avait plus qu’à vivre. Jusque-là, jusqu’au moment où nous nous étions enfermés hermétiquement, nous visions un but. Pendant la construction de Biosphère 2, nous avions constamment ce grand objectif en vue. Mais maintenant nous n’avions qu’à être. Je me demande si ce n’est pas ce sentiment de vacuité qui a entraîné l’énorme effondrement survenu dans Biosphère 2 à cette époque. Outre le problème posé par le niveau d’oxygène, nous avions faim d’impressions nouvelles. »

« Nous avons vécu deux ans dans Biosphère 2. Soudainement, dans cette superficie de trois arpents, vous organisiez votre vie avec sept autres personnes. Nous avons eu un mal fou à nous y faire. Ce fut l’épreuve la plus ardue de la mission. À chaque fois que nous ressentions un malaise psychologique quelconque, nous faisons diversion en nous livrant à une activité quelconque, du moins en Occident. Dans Biosphère 2, cela nous était impossible. »

« Conceptuellement, la biosphère est passible de plusieurs définitions. Pour le dictionnaire, elle est la sphère de la vie autour de la Terre. Nous avons voulu aller plus loin : qu’est-ce qui constitue réellement biosphère 1 ? C’est un système fermé matériellement ; il s’en échappe ou y pénètre très peu de matériaux, mais il est ouvert sur le plan énergétique. On demandera peut-être : « Ainsi, vous vous contentez d’enfermer une réplique de forêt tropicale et vous appelez ça une biosphère ? Pourquoi ne pas mettre de l’eau d’un étang dans un pot, le fermer et l’appeler biosphère ? » Tout cela prête à discussion. John Allen, qui avait pris la tête de ce groupe, définissait la biosphère comme suit : « Ce qui définit vraiment une biosphère est sa composante bionique : elle doit contenir plusieurs biomes compris comme des zones écologiques. » La planète Terre diffère d’un étang parce qu’elle contient de nombreuses composantes écologiques très particulières et très différentes. Nous nous sommes demandé quels biomes inclure Dans Biosphère 2. Tous ? Il était pratiquement impossible d’inclure chaque biome de la planète Terre dans une biosphère artificielle. Il fallait se contenter de celles qui présentaient le plus de diversité. À cette époque, dans la réflexion écologique, diversité équivalait à équilibre. Nous avons calculé qu’il nous fallait beaucoup de diversité. Nous avons retenus les écosystèmes de la Terre les plus diversifiés et les plus productifs. Comme la plupart sont tropicaux et subtropicaux, les biomes ont fini par être tous subtropicaux : des forêts tropicales humides et des déserts, les biomes les plus diversifiés de la Terre quant au nombre des espèces. »

« Le contenant scellé appelé Biosphère 2, surtout pour ce qui était de l’agriculture et de l’habitat, serait un lieu d’entraînement fabuleux pour les aspirants astronautes dans un environnement fondé sur l’espace. Il ne s’agit pas de prendre les données recueillies dans Biosphère 2 et de penser que, parce qu’elles se produisent dans x cas dans cet écosystème, elles vont se produire dans la forêt tropicale. Pas nécessairement – il y a trop de différence entre eux. Mais il est possible, en revanche, de mettre au point des outils holistiques pour comprendre comment fonctionne tout un système à ce niveau supérieur. »

Tucson, 26 juillet 2004

COSMOGRAMME

John Tresh

« J’ai entendu pour la première fois le mot « cosmogramme » lors d’une conférence donnée à l’université Columbia par David Damrosh, un spécialiste en science des religions. Il l’employa en parlant du Tabernacle, le temple que Moïse fait construire à la fin de l’Exode, le deuxième livre de la Bible. Le Tabernacle est une représentation du cosmos tout entier — de la puissance de Dieu, de ses rapports avec les hommes et de la relation de ces derniers avec le reste de la nature. À cette époque, j’étudiais les changements survenus dans la représentation du cosmos en France durant la Révolution industrielle. J’employais le mot « cosmographe » mais celui-ci me semblait limiter le concept sous-jacent à l’écriture. Je cherchais un terme qui comprendrait non seulement cette dernière, mais également des images, des objets, des formes architecturales, des gestes rituels, des "actions". »

« Ce qui m’intéresse, au même titre que d’autres personnes qui travaillent en histoire des sciences et qui font de la recherche scientifique, c’est d’étudier la science occidentale comme les anthropologues étudient une culture étrangère afin de comprendre de quelle façon des activités de type différent s’intègrent à une compréhension complète de l’univers, laquelle se modifie à la suite de nouvelles découvertes, d’inventions, de changements politiques et du contact avec d’autres traditions. Si nous voulons comprendre la cosmologie occidentale, la façon dont elle opère réellement, il importe aussi de distinguer entre les cosmogrammes et la cosmologie puisque qu’il existe de nos jours une discipline scientifique spécialisée appelée « cosmologie » qui étudie l’histoire de l’univers physique. Ce qui est intéressant ici, c’est le lien entre astronomie et théologie, un lien qui s’est rompu à un certain moment de notre histoire. Tenter de comprendre la « cosmologie » de l’Occident moderne pose des problèmes délicats ; et nous ne pouvons en avoir une vue d’ensemble qu’en réfléchissant à la manière dont la science et la technologie s’accordent à d’autres types d’explication de l’univers. »

« Malgré des disputes interminables et quantité de contre-exemples, l’idée d’une « science pure » qui transcenderait totalement tous les rapports humains est toujours vivace. Toutefois, si nous ne voulons pas nous empêtrer dans toutes sortes de contradictions et nous illusionner, il nous faut reconnaître que nous nous ressentons toujours le besoin fondamental de tout relier dans un monde unique. »

« Nous pourrions nous demander quelles sont les limites du concept de cosmogramme. Au-delà des exemples cités ci-dessus, existe-t-il une espèce d’idéal-type ? Et si nous tentions d’utiliser ce concept aujourd’hui, quelles sortes de représentations seraient adéquates au monde bizarre et complexe auquel nous sommes maintenant confrontés ? Je ne peux m’empêcher ici d’établir un rapprochement entre le travail de Melik Ohanian et l’atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, une collection d’images qui évoquent l’éventail de polarités et de fantasmes qui habitent l’esprit moderne lorsqu’il adapte des traditions anciennes à un nouvel ordre de choses — images dans lesquelles Warburg, ainsi qu’il le dit quelque part, voyait un moyen de prendre en compte notre schizophrénie culturelle afin de nous en guérir. L’entreprise de Warburg se situe inévitablement dans la continuation de projets des Lumières telle l’Encyclopédie, que d’Alembert qualifiait de mappemonde : les cosmogrammes peuvent être des inventaires de tout ce qui existe, ils peuvent retracer toute l’histoire de l’humanité, décrire, comme les romans de Balzac, l’histoire naturelle de la société. Mais les romantiques, avec leur obsession du fragment, nous amènent à nous demander s’il existe quelque chose qui ne pourrait pas être considérer comme un cosmogramme. Le fragment nous renvoie à la totalité ; tout objet qui se présente à nous est le produit d’une infinité de relations qui vont bien au-delà de l’instant présent dans le temps et l’espace. »

FRIDAY TO SATURDAY :
LE PROJET DU DÔME DU MILLÉNAIRE

Tacita Dean

« L’écart entre l’heure méridienne de Greenwich et l’heure locale permet aux marins de calculer leur longitude et de se situer en mer. Il nous faut codifier le temps d’une manière ou d’une autre, sinon nous deviendrions tous fous. Je crois qu’on ne se rend pas compte à quel point notre monde tient à savoir l’heure. »

« À chaque emplacement, nous avons repéré le bon endroit pour faire les prises de son. Le son recèle une quantité incroyable d’informations lorsqu’il est détaché de l’image. C’est d’une certaine manière un retour à l’une de mes pièces plus anciennes, Foley Artist : le son sans l’image. Cette pièce est d’une radicalité incroyable. Je crois beaucoup à la radio. Celle-ci fonctionne ainsi. L’imagination de l’auditeur participe à la création, chacun se fait ses propres images. Le son n’est pas lié à un endroit générique. On ne se rend pas assez compte de son pouvoir. Selon qu’on enregistre par temps nuageux ou par temps ensoleillé, on obtient des résultats autres. On perçoit vraiment la différence dans le son.
Lorsqu’on est atteint de désorientation temporelle, on est incapable de se situer dans le temps ou l’on perd la notion du temps et, par conséquent, celle du lieu où l’on se trouve. »

« Si je me servais de médiums numériques, ce serait comme de travailler avec des satellites ; c’est la même chose. Naviguer en calculant sa position par rapport au soleil est un art qui se meurt mais un système analogue est toujours indispensable. On peut comparer cela au fait que nous avons encore besoin de papier et d’un stylo lorsque nous avons une panne informatique. Le code Morse n’existe plus, de même la pellicule est en voie de disparition. Personne ne nous a enseigné cela. Ça m’attriste. Une grande partie de mon travail se rattache à ces fragments de mémoire : on pourrait y voir tout simplement de la nostalgie — dans la manière dont il tente de piéger les choses avant qu’elles ne disparaissent. »

« On se souvient de tous ces gens qui disaient que le siècle nouveau ne commencerait qu’à la fin de l’an 2000, lors du passage de 2000 à 2001, mais la symbolique ne consistait en rien d’autre qu’à regarder les chiffres défiler, passer de 99 à 00… deux zéros. Tout cela est numérologique… C’est uniquement une affaire de grands nombres. »

COSMOGRAMS

Edited by Melik Ohanian & Jean-Christophe Royoux [2005]

STERNBERG PRESS
2005, English
11 x 17 cm, 255 pages, softcover
ISBN 978-0-9745688-6-7
$24.00 | €19.00

COSMOGRAMS @ STERNBERG PRESS→
ORDER THE BOOK →

Edited by Melik Ohanian and Jean-Christophe Royoux Contributions by Cecil Balmond, Gilles Clément, Beatriz Colomina, Tacita Dean, Richard Drayton, David Elbaz, Patricia Falguières, Medard Gabel, André Gaudreault, Paul Gilroy, Edouard Glissant, Anna Halprin, David Held, Pekka Himanen, Bruno Latour, Charles Musser, Jean-Luc Nancy, Jane Poynter, Jean-Christophe Royoux, Saskia Sassen, Peter Sloterdijk, John Tresch, Eduardo Viveiros de Castro, Robert Whitman

“Often in a cosmogram there’s an aim that goes beyond mere description or depiction: it’s often a redescription, in the conditional or future tense: not the world as it is but the world as it could be. There can be a utopian intention, the goal of projecting new possibilities into a world which seemed fixed. Or to use a recent example, Philip K. Dick’s novels map points where the standard ontology slips, where there are cracks in reality, out of which a new, more complete world can emerge.” John Tresch, Humanities Institute, University of Chicago

Cosmograms is conceived as an extension of Melik Ohanian’s film Seven Minutes Before (2004), a cinematic allegory of both the exhaustion of a certain narrative form and the new privilege accorded to space over time. Collecting twenty-three texts by authors from diverse fields of investigation and research, Cosmograms attempts to map the multiple coordinates of this new spatial paradigm. In his conversation with the editors, the philosopher Peter Sloterdijk claims that “we are now living an epoch in which a more or less satisfied and luxurious conscience is learning the art of arranging its space. Modern man is a sort of ‘curator’ ... which is to say, an exhibition planner of the space that he himself inhabits. Every man has become a museum curator. We could say that installation art is the common meta-profession that everyone is obliged to practice. The innocence of the traditional habitat is lost for good.”




COSMOGRAMS @ STERNBERG PRESS→
ORDER THE BOOK →